Le non-lieu rendu par les juges français dans l’enquête sur l’attentat ayant coûté la vie au Président Habyarimana était-il fondé en fait et en droit? Le politologue Charles Onana émet des doutes et pointe les dysfonctionnements d’une justice française sous pression. Décryptage pour Sputnik de Patrick Mbeko, spécialiste de l’Afrique centrale.
Y a-t-il des gens en France qui tiennent à ce que la vérité sur l’attentat qui a coûté la vie aux Présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda et Cyprien Ntaryamira du Burundi, le 6 avril 1994, ne soit jamais connue? Y a-t-il des groupes d’intérêts qui militent pour que les auteurs de cet acte terroriste, considéré par les Nations unies comme l’événement déclencheur du génocide au Rwanda, ne soient jamais appréhendés par la justice? La justice française, qui a rendu un non-lieu dans cette affaire après 22 années d’instruction, s’est-elle compromise?
C’est en tout cas ce qui ressort du livre-enquête (Charles Onana, Enquêtes sur un attentat, L’Artilleur, 2021) que vient de publier le politologue franco-camerounais Charles Onana, spécialiste de la région des Grands Lacs.
Si le chemin qui mène à la vérité est souvent semé d’obstacles et d’embûches, celui qui doit conduire à la découverte de la vérité sur l’attentat du 6 avril 1994 s’apparente à une équation mathématique difficile à démêler. Charles Onana montre comment les interférences politiques jouent contre la vérité et la justice dans ce dossier; il met à nu les dysfonctionnements d’une justice française sous pression, qui a choisi de faire de la politique plutôt que de dire le droit. Selon le politologue, «la dernière décision de la justice française, en l’occurrence celle rendue le 3 juillet 2020 par la cour d’appel de Paris et concluant à un non-lieu sur ce dossier, pose finalement plus de questions qu’elle n’éclaire les familles de victimes et le grand public sur les auteurs de l’attentat».
L’attentat et les premières enquêtes
L’avion transportant le Président Habyarimana, son homologue burundais, leurs collaborateurs respectifs, ainsi que trois membres d’équipage français (le pilote, le co-pilote et le mécanicien navigant), a été abattu par un missile, alors qu’il amorçait son atterrissage à l’aéroport Grégoire Kayibanda (Kanombe, au Rwanda). Cet attentat a déclenché une spirale de massacres au cours de laquelle près de 800.000 Rwandais ont trouvé la mort. Qui sont les auteurs de cet acte terroriste qui a mis le feu aux poudres au Rwanda, avec des conséquences incalculables qui se font toujours sentir dans toute la région des Grands Lacs africains?
Deux hypothèses s’opposent: l’une accusant les extrémistes hutus et l’autre pointant en direction du Front patriotique rwandais (FPR), la rébellion tutsie dirigée par l’actuel Président rwandais Paul Kagame. En effet, si les rebelles tutsis et leurs relais occidentaux accusent les extrémistes hutus d’avoir abattu l’avion de leur Président, assez «mou» à leurs yeux, pour commettre un génocide contre les Tutsis, les responsables hutus rwandais et un certain nombre d’observateurs, pour leur part, imputent la responsabilité de l’attentat au FPR, et plus particulièrement à Kagame, qui souhaitait se débarrasser du chef de l’État rwandais pour s’emparer du pouvoir.
Pour démêler le vrai du faux, Charles Onana plonge le lecteur dans les méandres des enquêtes menées en Belgique, en Espagne, en France et au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). La sous-section investigation de l’état-major de la force aérienne belge avait ouvert une enquête au lendemain du génocide parce que dix Casques bleus belges de la MINUAR (Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda) avaient été tués au lendemain de l’attentat. Ils étaient soupçonnés par les FAR (Forces armées rwandaises) d’y avoir pris part. En Espagne, le juge Fernando Andreu Merelles de l’Audiencia Nacional, la plus haute juridiction du pays, s’était saisi du dossier à la demande des familles des victimes espagnoles assassinées au Rwanda en 1997 par le FPR. En France, le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière avait ouvert une information judiciaire, en 1998, à la suite du dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile émanant des membres des familles de l’équipage français qui avaient péri dans l’attentat. S’agissant du TPIR, le mandat que lui avait confié le Conseil de sécurité était de faire la lumière sur les événements survenus au Rwanda entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. L’enquête du 6 avril en faisait donc partie.
Ce que toutes ces enquêtes ont en commun, c’est d’avoir pointé la possible responsabilité du FPR dans l’attentat contre le Falcon 50 du Président Habyarimana. Aucune d’entre elles n’a retenu l’hypothèse d’une attaque orchestrée par les extrémistes hutus. L’enquête de Charles Onana fourmille de détails sur la manière dont les investigations ont été menées et les preuves accumulées par les juges belge, espagnol et français contre Paul Kagame et ses hommes. Plus encore, elle met en exergue le rôle combien important de certains acteurs internationaux dans l’occultation de la vérité sur la responsabilité du FPR dans l’attentat.
Les protecteurs de Paul Kagame à la rescousse
C’est au sein même du TPIR, censé juger tous les crimes commis au Rwanda, y compris l’attentat, que s’est d’abord organisé l’arbitraire. Non seulement la juridiction onusienne affirmait que l’attentat ne faisait pas partie de son mandat, mais il est apparu qu’elle avait dissimulé une enquête menée par ses propres enquêteurs sur l’attentat du 6 avril 1994. Le chef des enquêteurs, l’Australien Michael Hourigan, aujourd’hui décédé, a fait état des pressions exercées sur lui par la procureur en chef du Tribunal, la Canadienne Louise Arbour, pour qu’il mette fin à ses investigations qui avaient identifié des membres du commando du FPR impliqués dans l’attentat. Dans le livre d’Onana, Hourigan raconte sa rencontre avec Madame Arbour à La Haye:
«Je lui ai montré le rapport que j’avais préparé pour notre rencontre. Il s’agissait d’un mémorandum interne qui contenait effectivement les informations que j’avais obtenues de mes enquêteurs concernant l’identité des membres du FPR impliqués dans l’attentat du 6 avril 1994 ainsi que des détails opérationnels de cet attentat. À ma grande surprise, la procureur Louise Arbour s’est refermée comme une huître. Visage froissé, l’air grave, elle a commencé à poser des questions sur la fiabilité des informations obtenues et même sur la crédibilité des enquêteurs […]. Mme Arbour a pris un ton sévère et m’a lancé, sans sourciller, que les investigations sur l’attentat étaient désormais terminées avant d’ajouter qu’à son avis, elles ne faisaient pas partie du mandat du TPIR. Je n’en croyais pas mes oreilles.»
Il convient de souligner que Louise Arbour a été nommée au poste de procureur du TPIR/TPIY sur recommandation de la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright, soutien indéfectible du FPR, comme le reste de l’administration Clinton. La procureur canadienne avait-elle subi des pressions?
Le témoignage de Michael Hourigan ne laisse aucun doute sur l’implication des États-Unis dans ce revirement de Louise Arbour. Ce n’est qu’une fois à la retraite qu’elle déclarera que Paul Kagame avait bloqué les enquêtes, et que «cette affaire reste un très grave échec de la justice pénale internationale». Sa successeur Carla Del Ponte sera évincée du TPIR par les États-Unis et la Grande-Bretagne après avoir tenté d’enquêter sur les crimes du FPR au Rwanda pendant le génocide. À l’instar de la procureur suisse, qui s’est longuement confiée à Charles Onana sur ses péripéties au TPIR, le juge espagnol Fernando Andreu Merelles a dû lui aussi faire face à des pressions américaines et à des autorités britanniques peu scrupuleuses et déterminées à protéger les présumés criminels du FPR contre lesquels la justice espagnole avait pourtant émis 40 mandats d’arrêt internationaux pour leur implication dans les crimes de masse commis au Rwanda et en République démocratique du Congo (RDC), y compris l’attentat du 6 avril 1994.
L’entrée en scène du «réseau»
Mais c’est en France que s’est organisée la plus forte résistance face aux accusations visant Paul Kagame et le FPR pour leur implication dans l’attentat du 6 avril 1994. Le juge Jean-Louis Bruguière avait déterminé que le chef rebelle tutsi devenu Président du Rwanda était le commanditaire de l’attentat. En 2006, il avait émis des mandats d’arrêt contre neuf collaborateurs du Président Kagame. Estimant que ce dernier bénéficiait d’une immunité due aux chefs d’État, le juge français demanda au secrétaire général de l’Onu de saisir le TPIR afin de l’inculper. Ce qui n’arriva jamais.
Le gouvernement rwandais a qualifié l’enquête Bruguière de politiquement motivée et a décidé de rompre les relations diplomatiques avec la France. Les relations entre Paris et Kigali sont restées extrêmement tendues… jusqu’à l’élection de l’américanophile Nicolas Sarkozy et la nomination au Quai d’Orsay de l’anglophile Kouchner. Ami de longue date de Paul Kagame, ce dernier va devenir la cheville ouvrière du rapprochement entre Paris et Kigali.
La première phase de la manœuvre, révèle Onana dans son livre, a été de permettre au régime rwandais d’avoir accès à l’enquête Bruguière. Une fois cet objectif atteint, la deuxième phase a consisté à sceller la «réconciliation» entre la France et le Rwanda, tout en court-circuitant le dossier judiciaire. Pour ce faire, tout un réseau d’individus, allant des diplomates et des magistrats aux agents d’influence, en passant par des journalistes et des milieux associatifs français — tous acquis au régime de Kagame — vont travailler à ce rapprochement, tout en cherchant à torpiller l’enquête du juge Bruguière. Philippe Bohn, agent d’influence et membre de ce réseau, explique dans son livre Agent d’influence, également cité par Onana:
«L’une des forces du réseau est de dépasser les contradictions des institutions et les prises de position officielles des États. Si certains, comme Bernard Kouchner, devenu ministre des Affaires étrangères, ont contribué au rapprochement France-Rwanda et en ont compris l’importance, nombre d’intervenants, des deux bords, ont tenté de s’y opposer et de le faire capoter. Notre réseau d’influence mis au service du Président français et de son homologue rwandais a finalement contribué à la réalisation de cette réconciliation.»
Ce réseau, dans lequel évoluent également plusieurs universitaires français, va se montrer particulièrement entreprenant pour qu’aucune autre version du génocide rwandais que celle de Kigali ne puisse prospérer en France. Début avril, Maître Philippe Prigent, l’avocat de Charles Onana, a porté plainte au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) contre France Médias Monde et sa patronne Marie-Christine Saragosse. Il accuse deux associations appartenant à ce réseau, Survie et Ibuka, d’être discrètement intervenues auprès de la présidente de France Médias Monde, Marie-Christine Saragosse, pour exiger la censure de Charles Onana sur les antennes de France 24 et RFI. Il accuse Madame Saragosse, qui est proche de l’ancienne ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo, aujourd’hui à la tête de la Francophonie, d’avoir acquiescé à leur demande en les rassurant que le politologue franco-camerounais ne serait plus jamais invité dans les médias de France Médias Monde.
Plusieurs personnes issues du milieu universitaire et journalistique sont ulcérées par la censure qui règne dans les grands médias français sur le Rwanda, tel qu’il ressort des échanges avec l’auteur de ces lignes.
La myopie volontaire des juges français
Sur la scène judiciaire française, les choses se sont accélérées. Si la stratégie imaginée par un groupe de fonctionnaires du Quai d’Orsay sous l’impulsion du ministre Kouchner a permis au gouvernement rwandais d’avoir accès au dossier de l’instruction (Bruguière), la reprise du dossier par les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux, puis par le juge Jean-Marc Herbaut, a sonné le début d’une nouvelle ère dans l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 en France.
En fait, les successeurs du juge Bruguière vont donner une nouvelle orientation à l’instruction. En 2012, les juges Trévidic et Poux produisent un rapport balistique et acoustique controversé sur l’origine du tir du missile qui a abattu le Falcon 50, le 6 avril 1994. La presse française s’enflamme et fait dire au rapport ce qu’il ne dit pas, à l’idée que l’avion d’Habyarimana serait abattu par les extrémistes hutus, leur faisant porter au passage la responsabilité du génocide. Or Trévidic et Poux n’ont rien dit tel. En fait, ils ont tenté de semer le doute sur l’origine du tir du missile qui a abattu l’avion.
Il s’agit là d’un enjeu majeur dans la compréhension et l’interprétation des événements survenus au Rwanda en 1994. Comme l’a suggéré la procureur suisse Carla Del Ponte dans une interview donnée il y a plusieurs années, «s’il s’avère que c’est le FPR qui a abattu l’avion, l’histoire du génocide devrait être réécrite». Or l’histoire officielle avait déjà décrété, avant même la création du TPIR, que les Hutus avaient commis un génocide contre les Tutsis. Par conséquent, attribuer la paternité de l’attentat au FPR bousculerait sérieusement la doxa, quitte à remettre les compteurs de l’historiographie officielle à zéro. Les juges Trévidic et Poux en étaient conscients; raison pour laquelle ils ont produit le rapport balistique controversé.
Cependant, plusieurs observateurs et connaisseurs du dossier rwandais, et non des moindres, ont remis en question la scientificité du rapport commandé par les magistrats français, que d’aucuns ont d’ailleurs soupçonnés de vouloir torpiller définitivement le dossier Bruguière. À l’auteur de ces lignes, le colonel Luc Marchal, qui a commandé les Casques bleus belges à Kigali, a déclaré: «Si on cherchait à torpiller l’enquête du juge Bruguière, on ne s’y prendrait pas autrement.»
Rappelons que, en ce qui concerne la responsabilité du FPR dans l’attentat, la plupart des éléments d’enquête rassemblés par le juge Jean-Louis Bruguière ont été corroborés aussi bien par les enquêtes conduites en Espagne et en Belgique que par celles menées par le TPIR. Comment dès lors comprendre l’orientation donnée à cette affaire par les successeurs de Bruguière?
Le plus troublant dans ce dossier, c’est que les juges français se sont montrés particulièrement hostiles à toute documentation pointant en direction du FPR, se contentant de reprendre les conclusions d’un rapport problématique sur l’attentat (rapport de la commission Mutsinzi) rédigé par le régime de Kigali et contesté par plusieurs experts sérieux. Ils n’ont pas non plus cherché à entendre les témoins à charge les plus crédibles, entre autres le colonel Luc Marchal ou encore les anciens hauts responsables du FPR qui étaient au cœur de la conjuration ayant conduit à l’attentat. Plus grave, ils ont fait preuve d’une grave négligence en convoquant un témoin à Paris sans assurer convenablement sa protection. Il s’agit d’Émile Gafirita, un ancien du FPR qui disait détenir des informations sur la préparation de l’attentat. Celui-ci a été finalement kidnappé au Kenya par les sbires du FPR et a été tué. Son corps n’a jamais été retrouvé.
Une justice française politiquement transmissible
Le livre de Charles Onana interroge sur la série de dysfonctionnements qui ont jalonné le fonctionnement de la justice française dans le dossier relatif à l’attentat du 6 avril 1994 au Rwanda. Il interroge également tant sur le sérieux et le professionnalisme des juges français que sur le caractère hautement politique de leurs investigations.
Ce que l’enquête du politologue franco-camerounais révèle surtout, c’est que le rétablissement des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda s’est fait non seulement sur le dos de la vérité, mais aussi et surtout sur celui de la justice. Le dossier de l’attentat a progressé au gré des embellies et des passions caractérisées par les soubresauts des relations difficiles entre Paris et Kigali. Au paroxysme durant le quinquennat Sarkozy, les relations entre les deux capitales ont connu un moment de froideur sous François Hollande, avant de se «réchauffer» sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, qui a décidé de faire de Paul Kagame un interlocuteur «pivot» en Afrique.
L’enquête française sur l’attentat du 6 avril 1994 est un énorme scandale judiciaire qui refuse de dire son nom. Deux chefs d’État africains, leurs collaborateurs ainsi que trois membres d’équipage français de l’avion qui les transportait ont été sacrifiés sur l’autel des conciliabules et des relations diplomatiques entre la France et un régime africain décrié par les organisations des droits de l’homme. «C’est la triste réalité de la justice française», soupire un vétéran de la magistrature parisienne qui s’est confié à Onana. Et de poursuivre:
«Si vous saviez la propension à la couardise de certains magistrats, si vous saviez le nombre de carriéristes qui se bousculent dans cet univers, si vous saviez jusqu’où certains vont parfois…Vous comprendriez plus facilement le fiasco que l’on connaît dans un grand nombre d’affaires judiciaires de cette importance! Hélas, le dossier de l’attentat du 6 avril au Rwanda n’en est que la meilleure illustration.»
Fin décembre 2018, le juge Jean-Marc Herbaut, qui a succédé à Marc Trévidic, a prononcé le non-lieu en faveur des proches de Paul Kagame, mettant ainsi fin à deux décennies d’enquête particulièrement tortueuse, ponctuée de graves distorsions, d’ingérences en tout genre. La décision a été confirmée par la cour d’appel de Paris. Les parties civiles ont introduit un pourvoi en cassation pour contester cet arrêt, en espérant sûrement que la politique ne s’invitera pas de nouveau dans le débat judiciaire…