Lettre ouverte à mon vieux copain Jacky

Mon vieux Jacky,

Cela fait un bail que nous n’avons pas eu l’occasion de causer !  La dernière fois, ce devait être à l’été 1993. Comme d’habitude, à la veille d’un voyage en Falcon 50, tu étais passé dans les bureaux de l’attaché de défense à Kigali. Moi, je revenais d’Arusha…nous avons échangé nos points de vue sur la situation générale et, surtout, sur la probabilité que ton zinc soit abattu par un missile.

Depuis 1990, tu venais régulièrement prendre la température avant chaque mission. Nous savions tous, et toi le premier, qu’ils avaient abattu un Islander dans le parc de l’Akagera puis un hélico Gazelle. Nous savions que les FAR avaient ramassé sur le terrain des morceaux de SA 16 abandonnés par l’APR: nous avions avec beaucoup de difficultés identifié les morceaux de ce matériel soviétique mal connu de nous : un système de refroidissement puis un tube sans sa poignée de tir…… Depuis 1990 nous étions inquiets.

Il me revient qu’un soir d’été où ma famille partait pour la France, je suis monté sur le toit de l’aéroport Grégoire Kayibanda pour suivre leur avion des yeux. Les bruits étaient alarmants et dans la journée, avec le chef d’escale et le pilote, nous avions réfléchi à la meilleure façon dont ce Boeing dépourvu de leurres pourrait bien éviter un tir éventuel de missile. Le lourd et lent virage à droite qu’il a opéré dès qu’il a quitté le sol était sans doute bon pour le moral de ceux qui s’inquiétaient mais il n’aurait sans doute rien évité. Ce soir-là, après un gros soupir de soulagement (temporaire) nous avons dormi tranquille.

Puis, je suis rentré en France et toi, tu as poursuivi ton job de pilote ! A Kigali, après les accords d’Arusha, après les assassinats d’hommes politiques, la tension était de plus en plus vive, les rancœurs exacerbées et la paix s’éloignait chaque jour. Bruno m’a dit que Jean-Pierre lui avait écrit, que vous réfléchissiez aux meilleures manœuvres d’évitement d’un missile…

Les bruits se précisant sur la présence de missiles au sein du bataillon FPR installé au CND, vous avez demandé à l’Attaché de défense de vérifier qu’il n’en était rien auprès de la MINUAR qui avait en charge d’empêcher cela….Bien sûr la MINUAR l’a rassuré : elle était là pour ça : rassurer pendant que Kagame se préparait. Elle n’était pas là pour empêcher quoi que ce soit et surtout pas pour empêcher ça. D’ailleurs elle avait avalisé l’interdiction d’utiliser la piste dans le sens Ouest-Est. Comme cela tout le monde savait de quel côté ton avion se présenterait sur la piste !

Et puis voilà : la dernière fois que je t’ai vu, tu étais dans ton cercueil posé sur un tréteau dans  un hangar de Dugny. Françoise pleurait… On a accroché un ruban rouge sur ce costume qui t’allait si mal …quelques bonnes paroles. Fin de l’histoire !

Aujourd’hui, on reparle de toi….ou plutôt, au nom de ta mort, on demande des choses à la justice française. On pourrait s’attendre à ce que, en ton nom, on exige la vérité sur tes assassins mais c’est apparemment de tout autre chose qu’il s’agit:

http://www.franceinter.fr/depeche-attentat-de-1994-au-rwanda-la-piste-francaise

Je ne sais pas si, là où tu es, tu te préoccupes encore de ce qui se trame à Kigali. L’affaire est somme toute assez simple. Kagame qui n’a pas réussi encore à échapper totalement à l’histoire redoute par-dessus tout que les quelques sept ou huit officiers de sa garde rapprochée qui ont été mis en examen dans ton assassinat soient renvoyés devant la Cour d’Assises avant 2017. Après 2017, il s’en fout un peu mais, avant ce serait grave parce que cela compromettrait sa réélection (pour un troisième mandat malgré la constitution qui limite à deux mandats consécutifs ceux qui peuvent être exercés par le même criminel de guerre). Il a tout essayé pour obtenir un non-lieu. Il a multiplié les assassinats, tentatives d’assassinats et autres enlèvement des témoins susceptibles d’apporter les preuves de sa culpabilité. Il a fait faire des expertises bidons par les militaires anglais de l’université militaire de Cranfield que son copain Tony BLAIR avait mis à sa disposition. Il a même réussi à ce que ces « experts » militaires anglais supervisent le travail des juges français et de leurs « experts » lorsque ceux-ci ont enfin cédé à sa demande de venir « travailler » au Rwanda.

Mais, malgré toutes ces magouilles, malgré la mort « inespérée » de la plupart des membres du commando qui a abattu ton avion, le dossier d’instruction reste accablant et les magistrats n’ont pas pu jusque-là délivrer l’ordonnance de non-lieu tant espérée. Ils n’ont pas pu le faire même à l’époque – lointaine incontestablement – où le gouvernement français acquis à la cause de Kagame via ses meilleurs alliés, les pressait de le faire ! Et la dernière affaire Ben Barka  – pardon l’affaire Gafirita – que tu as du voir arriver il y a peu au paradis des victimes de Kagame (j’espère que vous n’êtes pas trop serrés parce que ça commence à faire beaucoup ?) –  n’a pas vraiment milité pour le non-lieu souhaité par Kagame. Alors il fallait trouver autre-chose.

La dernière trouvaille pour renvoyer ce procès aux calendes grecques faute de pouvoir désormais l’empêcher  – chacun sait que les calendes grecques commencent après la réélection de Kagame en 2017 – serait de demander la déclassification des documents secret défense français ! Si, si, tu as bien lu : les documents français ! Les mis en examen sont rwandais, voire ougandais par moment quand ça les arrange, ils étaient commandés par Kagame, soutenus par l’Ouganda, la Grande Bretagne et les Etats Unis, sans parler des autres, mais c’est dans les archives françaises que l’on souhaite aller chercher on se demande bien quoi ! Et comme on ne sait pas ce qu’on cherche, voire comme on sait déjà qu’il n’y a rien à trouver, puisque tout a été mis sur la table depuis des années, on pourra discuter à l’infini. Vous avez dit dilatoire ?

Ce serait amusant si cela ne se faisait pas, parait-il, en ton nom. Voilà pour moi le comble du cynisme : réclamer au nom d’une victime que soit recherché le moyen de ne pas juger ceux que tout accuse d’être ses assassins !

Voilà mon pauvre Jacky, je voulais te dire ces quelques petites choses. Certes ces turpitudes terrestres n’empêcheront rien. Et tu dois bien rigoler en te disant que, quoi que nous fassions ici-bas, l’œil sera dans la tombe et regardera Kagame. Mais je voulais que tu saches que nous sommes encore quelques-uns à penser à toi, à Jean-Pierre et à Pépé et à toutes les victimes, blanches et noires,  tutsi ou hutu, voire métis (au fait quand on est né d’un père hutu et d’une mère tutsi, ou l’inverse, on est quoi ? rwandais sans doute, non ? Toi qui sait tout là-haut, peux-tu me dire de quel côté du génocide on a compté ceux-là ?).

Et certains soirs comme celui-ci, je me demande pour qui il faut le plus prier : pour ceux qui sont morts ou pour ceux qui instrumentalisent les morts.

Adieussiatz Jacky ! Et ne t’inquiète pas, nous ne lâcherons rien !