Enlisé depuis 14 ans devant la justice française, le cas diplomatico-judiciaire d’Agathe Habyarimana, 78 ans et plus célèbre des Rwandais visés par des accusations de génocide vivant en France, scandalise autant sa défense que ses accusateurs qui la désignent comme l’une des têtes pensantes du génocide des Tutsi, ce qu’elle conteste fermement.
La situation ubuesque de la veuve du président hutu rwandais Juvénal Habyarimana, sans-papier la plus célèbre de France, est l’un des derniers points de friction entre Kigali et Paris, qui ont opéré une réconciliation sans précédent ces dernières semaines.
A Paris mi-mai, le président rwandais Paul Kagame a réaffirmé que Mme Habyarimana figurait « en tête de liste » des suspects qu’il voulait voir juger. Et lors de son voyage au Rwanda peu après, le président français Emmanuel Macron s’est engagé à ce qu’aucun « ne puisse échapper à la justice » en France, où nombre de suspects rwandais ont trouvé refuge.
Mais l’enquête n’ayant pas réuni à ce jour suffisamment d’éléments pour qu’elle soit mise en examen, Agathe Habyarimana, née Kanziga, a demandé à bénéficier d’un non lieu. Le refus opposé en novembre par les juges d’instruction fait l’objet d’une audience à huis clos lundi devant la cour d’appel de Paris.
« Est-ce qu’on attend que notre mère quitte ce monde pour qu’on dise qu’on a rien trouvé contre elle ? », a lancé samedi dans un entretien exclusif à l’AFP Jean-Luc Habyarimana, 45 ans, avant-dernier de ses enfants.
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a fait « des enquêtes » sur elle et « ne l’a jamais poursuivie ». « Si réellement elle avait du sang sur les mains, le TPIR aurait été le premier à s’y intéresser et à faire en sorte qu’elle soit jugée », assène-t-il.
– Impatience –
« Agathe Kanziga, c’est une sorte de symbole de l’inaction de la justice » et de ses lenteurs, s’insurge de son côté Alain Gauthier, co-fondateur du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), à l’origine de la plainte en 2007 pour « complicité de génocide et de crimes contre l’humanité » visant Mme Kanziga.
« Elle s’impatiente… et nous aussi on s’impatiente, mais pas pour les mêmes raisons ! Ce dossier traîne, elle risque de ne jamais être jugée, cela nous inquiète », s’exclame-t-il.
Le génocide contre la minorité tutsi, orchestré par le régime extrémiste hutu au pouvoir, a fait entre avril et juillet 1994 plus de 800.000 morts. Les massacres ont été déclenchés dès le lendemain de l’attentat le 6 avril contre l’avion du président Habyarimana. Pour la famille du chef d’Etat, c’est l’ex-rébellion tutsi de Paul Kagame qui a tiré le missile, tandis que pour Kigali ce sont des extrémistes hutu.
La justice française, après avoir exploré les deux pistes sans élucider l’affaire, a abandonné les poursuites contre l’entourage de M. Kagame, mais la question n’a pas encore été tranchée en cassation.
Quant à Agathe Habyarimana, elle est présentée – ce qu’elle réfute – comme l’une des dirigeantes de l’ »Akazu », le premier cercle du pouvoir hutu qui, selon ses accusateurs, a orchestré le génocide.
Le 9 avril 1994, alors que le Rwanda sombre, elle est exfiltrée en Europe avec sa famille à la demande du président François Mitterrand, proche de son mari.
Depuis, la France a refusé d’extrader Mme Habyarimana au Rwanda sans toutefois lui accorder l’asile, en raison des soupçons pesant sur elle. Installée en France depuis 1998, elle y vit sans statut légal.
Dans l’enquête judiciaire, Mme Habyarimana a été placé sous le statut de témoin assisté en 2016 et n’a plus été interrogée depuis par les magistrats.
Les enquêteurs se sont rendus six fois au Rwanda – la dernière fois en septembre 2020. Mais à l’issue des cinq premiers déplacements, ils ont estimé que les témoignages recueillis ne fournissaient « pas d’éléments de nature à orienter l’enquête », selon leurs compte-rendus consultés par l’AFP.
Dans le rapport d’une commission d’historiens qui a fait date, Mme Habyarimana est décrite comme une « personnalité extrémiste ». Vincent Duclert, président de cette commission, a déclaré le 29 mars sur la radio France Culture qu’elle « tenait le clan du Nord, le Réseau Zéro, qui met en place le génocide ».
Dans sa plainte, le CPCR accuse notamment Mme Habyarimana d’avoir donné « des fonds importants » à la Radio Mille Collines qui diffusait la haine anti-Tutsi et d’avoir pris part à l’élaboration en février 1994 « d’une liste » de personnalités tutsi influentes et de Hutu modérés « à exécuter ».
L’association l’accuse d’avoir, après l’assassinat de son mari, « donné son assentiment aux actions de terreur engagées en particulier par la garde présidentielle » et « ordonné le massacre de sept employées » d’un orphelinat qu’elle avait fondé.
– « Personnage encombrant » –
Des accusations sur lesquelles les juges français ne se prononcent toujours pas et que la famille Habyarimana juge téléguidées par Kigali « qui a des crimes à cacher ».
Pour M. Gauthier, il est « étonnant » que les « juges n’aient pas trouvé de témoignages car il y a encore des membres de la classe politique de la période Habyarimana, ici au Rwanda » qui peuvent s’exprimer.
« Mme Habyarimana prétend qu’elle était seulement une mère de famille qui s’occupait des tâches ménagères mais on a des témoignages qui montrent que en sous-main c’est elle et sa famille qui tenaient les rênes », affirme-t-il.
Jean-Luc Habyarimana s’interroge lui sur les « conditions » dans lesquelles « les témoignages sont recueillis au Rwanda », un « Etat policier », accuse-t-il, où « on est traité de négationniste dès qu’on critique ».
« Si on trouve opportunément des éléments en 2021 contre ma mère, permettez-moi de douter de leur véracité », lance-t-il.
Il souligne que le frère de sa mère, Protais Zigiranyirazo, figure du régime hutu accusé d’être l’un des principaux responsables du génocide, a été acquitté par le TPIR en 2009 faute de preuves. Un jugement qui selon lui « a balayé la thèse de l’Akazu ».
« Si la procédure n’est pas clôturée, c’est parce que Mme Habyarimana est un personnage encombrant pour les relations diplomatiques », selon son avocat Philippe Meilhac, dénonçant le « vide du dossier, aux antipodes de la gravité des accusations ».
Fustigeant une atteinte « inacceptable aux principes de la présomption d’innocence et des délais raisonnables », il se dit prêt à saisir la Cour européenne des droits de l’Homme.